L'amour de l'autre reste toujours incertain (m'aime-t-elle encore?), la séparation entre l'amoureux et celle qu'il aime fait de son amour une question sans fin, jamais résolue que dans l'instant de la réponse. L'amour s'adresse à une liberté, c'est-à-dire à une intériorité autonome, son mystère inaccessible aux autres, liberté qu'il cherche en permanence à s'assurer, au mieux par l'échange de signes d'un encouragement mutuel, au pire par des serments éternels où la liberté semble se perdre mais qui au fond ne disent que l'éternité de l'instant et la force du désir qui marque la mémoire. Quelle autre épreuve que l'amour, qui s'adresse à une liberté comme telle, pour nous prouver comme on est si peu libre malgré tout, comme on est le jouet d'un désir rebelle, comme on ne comprend pas ce qui nous arrive, comme on ne sait pas quoi faire, et qu'on fait ce que le jeu exige de nous à chaque coup, où les places bougent et chacun tient un rôle qu'il n'a pas choisi. Loin d'être sans causes, notre liberté se confond avec notre responsabilité envers l'autre, liberté par rapport à lui et qu'il interroge comme telle. En fait, rien de plus contraignant que la liberté puisqu'elle nous oblige à choisir et donc à renoncer ! Un contrat qu'on a signé librement nous engage bien plus qu'une contrainte extérieure et parler d'amour c'est parler le plus librement possible, laisser parler son coeur dit-on. Une fois qu'on s'est engagé dans une voie on ne peut plus en sortir. Si on demande un rendez-vous, on reste suspendu au bon vouloir de l'autre. On ne peut se défausser entre-temps. Si on n'avait rien dit, le désir resterait sans doute fluctuant au gré des occupations du moment et d'autres désirs, voire d'autres amours. Mais l'attente crée un moment de souffrance continue, temps gelé où les positions semblent se figer (il ne se passe rien).
Il n'y a pas de point de vue plus juste que l'amour pour toucher la vérité de l'expérience humaine dans ses contradictions et ses limites. "Maître de moi comme de l'univers" qui ne peut empêcher une femme d'être infidèle et de perdre son amour. Animal rationnel qui témoigne de sa folie. On est bien peu de choses et ballottés par les événements, emportés par nos passions. Il y a de quoi rire des prétentions de l'individualisme et des illusions de liberté. Etre libre semble se réduire à être célibataire, c'est-à-dire n'avoir pas encore trouvé sa moitié, être délaissé, être en recherche, en manque ! Bien sûr certains s'enorgueillissent de n'avoir aucun amour et de vivre leur vie sans passion, mais il est bien rare que l'amour ne surgisse pas à un moment ou un autre pour interrompre cette raison trop froide qui se croit libre d'être indifférente et comme absente au monde. Il n'y aurait donc aucune liberté, ce ne serait qu'illusion ? Dans l'amour il y a manifestement une sorte d'esclavage insupportable (qui n'est pas instinctuel), un enfermement que beaucoup veulent fuir. Pourtant, de même qu'il y a une vérité de l'amour par-delà ses multiples tromperies, l'amour n'est rien d'autre qu'une libération et la rencontre de libertés. Ce qui engage et contraint, c'est la liberté qui bouleverse les habitudes, s'affirme face à l'autre ; liberté contradictoire qui s'affirme et s'abandonne du même geste dans l'engagement, avant de se retourner finalement contre l'autre accusé de l'échec, d'une déception inévitable (et la révolution finit en dictature). On comprend qu'une liberté puisse vouloir s'y refuser mais elle perd alors toute effectivité en refusant de décider et de changer de vie. Il y a bien une contradiction de la liberté, une contradiction de l'amour, une contradiction de l'individu et de la vie, une contradiction de l'existence ; contradictions qui nous préoccupent et nous divisent.
L'engagement étant l'aboutissement d'un amour libre authentique, son authenticité va se partager inévitablement entre "les grands principes et les grands sentiments", les serments et ce qui les fonde, d'autant plus qu'on ne peut désirer ce qu'on a déjà (ce pourquoi si l'un aime plus, l'autre aime moins). Les grands principes c'est pour l'autre (tu avais juré) et les grands sentiments pour soi, bien sûr. De toutes façons, pour autant qu'on veuille être fidèle à ses promesses, on ne le peut sans mensonge ou dissimulation de notre intériorité car il faut séduire encore, ou simplement être bien compris, on ne peut tout raconter. Ce n'est pas dire que tout est permis et qu'il n'y aurait pas de justice en amour alors que l'amour fixe le sens (sens des corps en présence et du sens de sa vie). L'amour courtois a tenté de rendre justice aux amoureux dans ses cours d'amour. Bien sûr, l'injustice dans l'amour n'est pas comparable à l'injustice sociale puisque l'amour n'est jamais un droit, l'injustice a beaucoup plus à voir ici avec le malentendu, la tromperie, l'absence de reconnaissance, la dénaturation des souvenirs, l'oubli des engagements, la confiance trahie. L'injustice en amour ne se fonde sur aucun universel mais sur le fait d'avoir aimé, sur la preuve d'amour. C'est, par exemple, ne pas reconnaître sa dette envers l'autre (parce qu'il a fait une faute, qu'il regrette mais qui le met en position débitrice) et l'injustice provoque chez celui-ci la passion de rétablir les faits, jusqu'au suicide parfois. Plus un amour va se renier, plus il peut pousser l'autre à l'anéantissement. C'est un supplice bien étrange auxquels se livrent les amoureux par souci de vérité. Pourtant, souvent l'injustice même n'est pas sans raisons : en effet, céder trop rapidement serait accepter la trahison et perdre la confiance. La justice consisterait ici simplement à rétablir la communication et la confiance mutuelle après un certain laps de temps et lorsque la réconciliation est encore possible. De toutes façons, se quitter sans drame ni litige c'est ne pas s'être aimé. On n'est jamais quitte avec l'amour. On ne s'étonnera pas qu'on ne s'y retrouve pas (et plus j'en parle et plus je mens).
Auteur Jean Zin
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